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Monique Rigaud Alonso

Angel Alonso et Monique Rigaud

Monique et Angel Alonso, bois de Boulogne, Paris, 1955

Il y a quelques années, j'ai eu la stupeur et la surprise de recevoir le ministre de la Culture espagnol à Genainvilliers, lieu oublié de la mémoire sinon par ces rares personnes qui le considèrent comme un bien précieux fondamental.

Mon âge avancé m'autorise à croire que le temps et les souvenirs sont fragiles. Je n'oublie pas que ce visiteur était accompagné de Juan Carlos Marset et que chacun semblait communier dans un souvenir commun, un symbole : Maria Zambrano.

Maria et Angel étaient frères d'âmes et frères d'armes, tous deux subirent la tragédie de la guerre civile dans leur chair, dans leur cœur mais n'en parlaient quasiment jamais. Tous deux étaient l'âme espagnole.

Maria combattante farouche contre la dictature, les armes à la main, brava tous les dangers avant de partir en exil. Angel fut la trop jeune victime d'un régime impitoyable et gardera des séquelles à vie de ces années de détention.

C'est très naturellement que la philosophe et le peintre se rencontrent et partagent ce passé commun. J'ai eu ce grand privilège de connaître cette fusion rare entre ces deux êtres, deux purs Espagnols, ces instants puissants et merveilleux, presque incompréhensibles pour des Français.

Leur amitié était la somme de toutes ces épreuves, de leur déracinement et cela jusqu'à la fin. À Genainvilliers, Maria habita quelques temps avec sa sœur dont le fiancé fut fusillé par les franquistes. Elle rendait jaloux Angel car le chat venait travailler sur sa table ou bien il pestait sur la pétanque comme tout mauvais perdant qui se respecte. Mon père lui récitait du Homère, elle des poètes espagnols. Mais tous se sont inquiétés lorsqu'il voulut rejoindre l'Espagne clandestinement pour voir une dernière fois sa mère avant qu'elle ne meure, avec un ordre de mission fragile que mon père lui avait préparé (il l'avait surnommé Da car il ne disait jamais non). Le risque était considérable mais l'Espagnol reste ce qu'il est, et cette petite femme si douce, si pleine de courage et de bonté tremblait pour lui, comme chacun tremblait pour lui. Il ne fut pas pris mais ne revint jamais en Espagne. Maria revint en 1984 par l'entremise de Juan Carlos Marset. Angel envoya tous ses tableaux en Espagne peu avant sa mort. Maria faisait le lien entre tous et la boucle fut bouclée.

Monique Rigaud Alonso

Thierry Alonso

Je me souviens de lui

je dois me souvenir de lui

je me dois à ce souvenir

sinon ce souvenir comme la mémoire, finira comme des larmes noyées dans un déluge de pluies acides

Je me souviens de ce regard bleu, tantôt bienveillant, tantôt menaçant

ce sourire et ce charme qui auraient changé une vierge en putain

cette présence qui absorbe l'oxygène

ces mains presque trop amples pour sa taille

et cette voix taillée dans un velours d'amabilité et de rage

Je me souviens de ces Jésuites fusillés à Bilbao car ils avaient pris les armes de ce jeune pensionnaire condamné à mort

des années de prison

de cet homme battu comme plâtre

du bagne de Fuerteventura

de l'évasion

du déchirement de la guerre civile

de cette  souffrance qu'il m'est impossible de discerner

de l'éblouissement de Paris

du pain blanc redécouvert après des années de rien

de l'entraide dans la misère

de Pierre Tal Coat toujours présent jusqu'au tombeau

et de ses larmes le matin de sa mort comme un orphelin perdu

Je me souviens du travail

de la rigueur

de la maladie qui pressait le travail

et de certains marchands qui incapables de suivre se retournaient contre lui

Je me souviens de la douleur

de l'inquiétude

et souvent du désespoir

Je me souviens de l'homme seul qui lutte contre tout et contre lui-même

un individu pas très éloigné de certains autres

de l'être humain qui avance

qui se heurte et tombe

avec la peinture comme ultime conquête

compréhension des choses, de soi

l'espoir qu'elle suscite, sans cesse remis en cause

la plus inconfortable position qui existe

ce geste qui cherche à apprivoiser la raison

ce geste qui vous perd car vous êtes le seul à l'accomplir contre le regard des autres

et ce même regard qui ne vous voit pas ou si peu et vous enterre vivant face au quotidien

la note de gaz, la facture du lendemain, les défections, la fatigue ou le vide

Je me souviens du poids

de l'effort

de cet homme qui suffoquait, les poumons pleins de poussière de charbon

le corps empoisonné

emprisonné de tout ce qui faisait son travail

résidus volatiles plus tranchants que le rasoir qui massacrent l'organisme

Et je me souviens de mon frère

plus dévoué et fidèle que je ne pouvais l'être

de celui qui finit par devenir le prolongement de la main de celui qui n'avait plus que lui pour accomplir ce que son regard espérait

cette peinture est un travail de force

de muscles

bien malin celui qui désormais devinerait celui qui a tracé la toile

cette main ou bien l'autre

si l'intention venait d'un seul

le geste se combine se confond

se partage

l'exécution devient double, commune, intime

un père puis un fils

et rien pour les distinguer fort heureusement dans l'enclos de ce modeste atelier

nous l'avions affublé du patronyme "le vieux"

ça le faisait beaucoup rire

comme il riait avec Cioran de choses qui laisseraient pantois les tenants d'une culture trop sérieuse pour être respectable

Je me souviens sans doute et au bout du compte

de gens qui n'avaient rien de respectable ou de sacré

de gens peu ordinaires, tout à fait extraordinaires

non des saints, plutôt des pirates, de formidables vivants

mais la mort prend tout

et ce qu'ils ont et tout ce qu'ils n'auront jamais

elle clôt brutalement le mouvement de la vie

elle achève le geste

Je me souviens de mon père et je me souviens de mon geste

loin devant moi et me laissant nu, l'âme en peine face aux cendres

et c'est alors que se souvenir devient une douleur

car c'est malheureusement dans cette absence qu'il faut poursuivre le rêve.

Thierry Alonso

Genainvilliers, août 2013

Angel Alonso et Thierry Gravleur, atelier rue Brézin, 1986

Thierry et Angel Alonso, atelier de la rue Brézin, 1986, © Jean-Jacques Alonso

E. M. Cioran

Cioran, Angel Alonso

Dédicace et courrier adressés
par Cioran à Angel.

Cioran, Angel Alonso

"Esprit généreux et orgueil extrême. Ce que j'ai toujours aimé chez Alonso, c'est cette coexistence rare, cette incompatibilité féconde. En un autre siècle, il aurait été un moine hérétique, débitant des prières subversives qui auraient scandalisé ses supérieurs et fasciné des croyants amateurs de paradoxes.

Cynique dans ses propos et, en même temps, prêt à faire n'importe quel sacrifice pour le premier venir, - ce genre de contradiction est fréquent chez l'Espagnol et chez le Russe. Dérouter avec charme, tel est le secret d'Alonso. Ses réactions sont imprévisibles, déconcertantes. Il aime troubler, et il y arrive sans effort ni aigreur. Ses propos, à un dîner par exemple, pourraient être pris pour de la provocation, alors qu'ils émanent d'un besoin d'animer une conversation, de sauver une soirée : le scandale par peur de l'ennui, cette terreur si fréquente au milieu d'un salon.

Alonso est un tempérament. Non, il  est mieux : c'est l'être le moins serein, le moins neutre qui existe et qui se tuerait tout de suite s'il était exilé au paradis."

E. M. Cioran

Jeannine Worms

Je n'ai pas admiré Untel ou Untel parce qu'ils étaient mes amis, ils sont devenus mes amis parce que je les admirais. Et je ne les admirais pas parce qu'ils étaient célèbres, d'autres, qui à présent le sont, retourneront à l'obscurité d'où le hasard de quelque rencontre les a momentanément sortis. Constater que la gloire est désormais vénale, qu'elle dépend pour bonne part, outre des circonstances, des marchands ou des agents de communication relève du lieu commun.

J'ai raconté ici comment j'ai voulu rencontrer Cioran que nul ou si peu de gens connaissaient. Quand je parlais de lui "Cioran, qui est-ce ?" me répondait-on, de même quand je dis Alonso, "Alonso, qui est-ce ?". On ne le sait pas. On le saura. J'ai entendu plusieurs fois la chanson.

Toutefois, en attendant que "cela se sache", comme on le sait à présent pour Cioran qui admirait Alonso sur lequel il a écrit un superbe texte d'hommage, ce qu'il ne faisait pour personne, Alonso donc était peintre. Et espagnol. Je tiens à le spécifier car, tout blond aux yeux bleus qu'il ait pu être, éternellement vêtu du seul et même impeccable costume, d'une incomparable élégance naturelle et d'une prestance d'hidalgo, sa générosité et sa superbe castillanes définissaient aussi bien sa personne que sa peinture. Noble. Austère. Rigoureuse. Exigeante, et néanmoins sensuelle. Comme Caillois, qui se disait stoïcien,

comme beaucoup de ceux que j'ai choisis pour amis, il ne s'accordait en art aucune faiblesse, s'il s'en permettait pas mal dans la vie privée. "Intransigeante sur le dogme, accommodants sur les mœurs" aurait dit Guy Dumur. Fort heureusement. Aussi puritains dans la vie qu'ils l'étaient en prose ou en peinture, ils auraient été d'un ennui suffoquant.

Chapoval mort, je continuais d'aller chez Van Gindertaël, parce qu'il me tirait les cartes, ce qui m'amusait et que, dans son tout petit studio, presque son réduit de la rue Delambre, je voyais des peintures nouvelles. Depuis que Youla n'était plus, aucune ne m'avait retenue. Un jour que Gindertaël m'annonçait : "Valet de carreau, une nouvelle" ou quelque chose d'approchant, j'aperçois sur son mur un fusain dont je ne peux détacher les yeux.

De qui est-ce ?

D'Alonso. Je ne te le présente pas, c'est lui qui a le plus de talent, mais le pire caractère.

Extrait des Mémoires
de Jeanine Worms
 (1923-2006) 

Angel Alonso, auto-portrait

Auto-portrait d'Angel Alonso

Aymar et Vivien de Gunzburg

Angel Alonso, Vivien et Aymar de Gunzburg, 1980 Paris

Angel Alonso avec Vivien et Aymar de Gunzburg, Paris, fin des années 1980

Nous t'appelions par ton nom de famille. Pourtant tu nous ouvrais ton atelier parisien, comme un grand-père nous aurait accueillis dans sa maison. Lorsque Maman nous emmenait te voir, tu nous montrais tes esquisses, nous apprenais la matière, et nous faisais comprendre comment tu créais tes œuvres

Tu étais aussi austère que Maman était rayonnante. Vous étiez tous deux si généreux. Tu incarnais le savoir, les valeurs et la bonté. Tu vivais très modestement. Et si tu faisais rarement une folie, tu partageais tout : tu nous as même invités à déjeuner chez Lipp seuls avec toi, et offert des œuvres. L'intérêt des autres passait avant le vôtre. C'est peut-être pour cela que vous vous entendiez et vous complétiez si bien. Maman te respectait et t'admirait tant qu'elle a souhaité que nous puissions venir apprendre de toi souvent.

Tu jouais avec toutes les couleurs, les matières, maîtrisais comme les plus grands toutes

les techniques, du crayon au brou de noix, de l'aquarelle à cette matière que tu inventas. Et cette texture que tu as cherchée et trouvée était simplement le produit de la terre de chez toi, en Eure-et-Loir. Tu transformais tout ce qui t'entourait pour le rendre accessible et indescriptiblement beau. Tu as donné matière à l'impalpable.

Ton travail était autant d'inventer et créer, que de révéler que l'art appartient à tout le monde, qu'il est partout, et qu'il vient simplement du fond de chacun. Aucun cadre ne peut réduire l'œuvre d'un homme de talent, intelligent, qui a foi.


Travailleur acharné à bout de souffle ou artiste de l'éphémère dans son essence : tu préparais durant des heures et des jours ton "mélange" pour arriver à une texture parfaite. Mais tu créais parfois aussi des œuvres instinctivement. Pourtant maintes fois tu détruisais chaque soir tes créations, non satisfait du résultat. Méticuleux, tu nous as montré les qualités d'un artiste authentique.

Des jours de travail de la matière pour trouver ce blanc si parfait, ce noir si dramatique, ce vert et jaune. Puis il y avait cet isolement qui te permettait probablement de te rapprocher de l'essentiel, du vrai et du beau.

Si ton art est figé, il est intemporel. Tout s'inscrivait dans tes œuvres : Terre et Paille, Du côté de chez Breton, le Mégot, l'Épouvantail, le Grand Couteau, la Corde, Désastres, etc.

Le blanc, le noir ; le drame, la fierté, l'intransigeance. Cette complexité, maladive peut-être, te définissait elle aussi. Ton regard critique, cynique qui te rendait asocial et finalement solitaire. Comprendre la peinture de l'après-guerre ? Non, Angel n'a jamais voulu participer à cette "industrie". Si toute œuvre était le fruit de nombreuses interrogations et de beaucoup de travail intellectuel et spirituel, tu étais d'autant plus discret et humble. Pendant des décennies tu n'as jamais voulu exposer ton œuvre au public, que tu estimais dépourvu de toute valeur morale. Tu étais un artiste poète. Comme ta fameuse canne, ton art est un support à la vie de tous les jours.

Merci Angel de nous avoir ouvert la porte de ton univers, de nous avoir permis de comprendre l'identité et de connaître un grand artiste et de nous avoir inculqué ces valeurs fondamentales qui nous inspirent tous les jours.

Merci Papa d'avoir autant pris soin des œuvres d'Alonso que Maman avait tant aimées.

Merci Maman d'avoir vu et soutenu la grandeur de l'œuvre d'Alonso. Merci de nous avoir aussi bien guidés et instruits, de nous avoir préparés à la vie dans ce qu'elle a d'essentiel. on oublierait ses racines si Alonso ne nous les rappelait pas.

Nous espérons que cette exposition ["Angel Alonso, 1923 – 1994", Ar[T]senal, Dreux, 2013] pourra représenter ce que vous auriez pu espérer pour Alonso.

À tous ceux qui auront la chance de venir voir cette exposition, nous leur souhaitons que les œuvres d'Alonso les inspirent autant que nous, chaque jour.

Aymar et Vivien de Gunzburg

En mémoire de Mirèse et Pierre de Gunzburg

Tal Coat

Angel Alonso par Pierre Tal Coat

Angel Alonso par Pierre Tal Coat

Pierre Tal Coat par Angel Alonso

Pierre Tal Coat par Angel Alonso

Pierre Tal Coat par Angel Alonso

Pierre Tal Coat par Angel Alonso

Angel Alonso par Pierre Tal Coat

Angel Alonso par Pierre Tal Coat

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